Poussière d'anges
Le journaliste Fabrice Gaignault nous donne rendez-vous avec les « égéries des années 60 » et leurs témoins illustres. Souvenirs d'un éblouissement.
Marc Lambron
Le journaliste Fabrice Gaignault nous donne rendez-vous avec les « égéries des années 60 » et leurs témoins illustres. Souvenirs d'un éblouissement.
Marc Lambron
Plusieurs d'entre elles se croisent autour de 1964 dans l'agence de mannequins de Catherine Harlé. Cascades de cheveux raides, ombre à paupières, jupes Courrèges : ces chimères scrutent leurs reflets dans le miroir brisé de l'après-guerre. Elles se nomment Anita Pallenberg ou Nico, Zouzou ou Dani, Marianne Faithfull ou Tina Aumont. Les nuits de satin blanc, la bohème internationale, l'autodestruction, tel sera le programme de ces flamboyantes pionnières, « égéries des sixties » qui vont narguer les fournaises jusqu'à s'y brûler. Fabrice Gaignault, journaliste à Marie-Claire, leur consacre un livre remarquable.
Au départ, il y a pour lui des reliques, photos, disques, films, et les silhouettes de ces femmes fatales qui s'accrochaient au bras de Brian Jones ou de Bob Dylan. Gaignault connaît les images, mais il veut la vérité. Adepte d'un journalisme campé et visuel, il a mené l'enquête. « Les filles étaient les sixties », écrit-il. Que reste-t-il de ce temps où Godard filmait les Rolling Stones, où « la bataille d'Angleterre se rejouait avec des amplis Marshall et des guitares Telecaster », un temps où une certaine jeunesse paraissait superbement inapte aux amenuisements ? Il en reste des visages et des voix. Gaignault les interroge. Son livre ressemble à un documentaire en trompe-l'oeil, une sorte de « Monsieur Arkadin » au pays des années 60 : le passé reste le sujet, mais le présent fait le voyage. Au générique, il a inscrit une kyrielle de témoins illustres. Bill Wyman et Bernardo Bertolucci, Donovan et Alejandro Jodorowski, François Weyergans et Jean-Marie Périer disent très bien comment un éblouissement peut traverser la pâte du temps. C'était quelque chose, Zouzou la Twisteuse, quand elle déboulait sous une casquette de petit mec dans la cave de Castel...
Le meilleur du livre de Gaignault est là : dans la réfraction du passé sur des visages que le souvenir éclaire. Le cinéaste Paul Morrissey raconte les actrices de la Factory de Warhol. Au fond d'un vieux palais marocain, le décorateur Bill Willis retrace la saga de Talitha Getty, la Nadja pop de Marrakech. Albert Koski, double enfant terrible de Londres et de Paris, alterne tendresse et pertinence (« On ne dira jamais assez l'importance des restaurants italiens dans l'explosion des Swinging Sixties »). Si les photos certifient, la mémoire restitue. Il y a chez tous ces témoins masculins quelque chose d'ébloui, de surexposé. Une supernova féminine a explosé autour de 1965, ils en restent irradiés. Soudain, les filles des sixties sont de nouveau là, vivantes, sous leur profil 2006, éternel retour des Eurydice rock'n'roll. Voici Patti Boyd, ex-épouse de George Harrison et d'Eric Clapton, croisée dans un salon de Londres, toujours belle. Amanda Lear fait des mots (« Je préfère avoir influencé Madonna qu'Annie Cordy »). Anita Pallenberg et Marianne Faithfull paraissent lucides, assumées, détachées. Jane Birkin dit comment le Paris de Gainsbourg lui paraissait « un monde qui relevait de la fiction ». Elles parlent les unes des autres, les bobines tournent, la fresque prend de la profondeur - l'une des corrections de perspective étant ici la réévaluation de Paris, aux côtés de Londres et peut-être avant New York, comme plaque tournante des années 60. Quant au « Mick » qu'elles mentionnent toutes, personne n'ignore plus qu'il s'agit d'un chanteur milliardaire récemment anobli par la reine d'Angleterre...
D'une certaine façon, ces pionnières de la prospérité ne savaient pas comment traiter la pulsion de mort dans une société de paix civile : sexe, drogues et rock, cette génération aura connu délices et champs d'horreur. Le livre de Gaignault est ainsi un acte chamanique où des ombres sortent du feu, un texte orphique qui retourne dans l'enfer du temps pour en ramener des beautés perdues. Au milieu de cette galerie de nymphes, une photo manque et semble justifier toutes les autres. Fabrice Gaignault se souvient d'une mère « belle, blonde, fêtarde, accumulant les nuits blanches avec une merveilleuse opiniâtreté ». Sans doute en est-elle morte trop tôt. L'enfant d'une étoile filante dessine dans le sable le profil de maman. Sur le marbre du mémorial, le vent disperse une poussière d'ange
Au départ, il y a pour lui des reliques, photos, disques, films, et les silhouettes de ces femmes fatales qui s'accrochaient au bras de Brian Jones ou de Bob Dylan. Gaignault connaît les images, mais il veut la vérité. Adepte d'un journalisme campé et visuel, il a mené l'enquête. « Les filles étaient les sixties », écrit-il. Que reste-t-il de ce temps où Godard filmait les Rolling Stones, où « la bataille d'Angleterre se rejouait avec des amplis Marshall et des guitares Telecaster », un temps où une certaine jeunesse paraissait superbement inapte aux amenuisements ? Il en reste des visages et des voix. Gaignault les interroge. Son livre ressemble à un documentaire en trompe-l'oeil, une sorte de « Monsieur Arkadin » au pays des années 60 : le passé reste le sujet, mais le présent fait le voyage. Au générique, il a inscrit une kyrielle de témoins illustres. Bill Wyman et Bernardo Bertolucci, Donovan et Alejandro Jodorowski, François Weyergans et Jean-Marie Périer disent très bien comment un éblouissement peut traverser la pâte du temps. C'était quelque chose, Zouzou la Twisteuse, quand elle déboulait sous une casquette de petit mec dans la cave de Castel...
Le meilleur du livre de Gaignault est là : dans la réfraction du passé sur des visages que le souvenir éclaire. Le cinéaste Paul Morrissey raconte les actrices de la Factory de Warhol. Au fond d'un vieux palais marocain, le décorateur Bill Willis retrace la saga de Talitha Getty, la Nadja pop de Marrakech. Albert Koski, double enfant terrible de Londres et de Paris, alterne tendresse et pertinence (« On ne dira jamais assez l'importance des restaurants italiens dans l'explosion des Swinging Sixties »). Si les photos certifient, la mémoire restitue. Il y a chez tous ces témoins masculins quelque chose d'ébloui, de surexposé. Une supernova féminine a explosé autour de 1965, ils en restent irradiés. Soudain, les filles des sixties sont de nouveau là, vivantes, sous leur profil 2006, éternel retour des Eurydice rock'n'roll. Voici Patti Boyd, ex-épouse de George Harrison et d'Eric Clapton, croisée dans un salon de Londres, toujours belle. Amanda Lear fait des mots (« Je préfère avoir influencé Madonna qu'Annie Cordy »). Anita Pallenberg et Marianne Faithfull paraissent lucides, assumées, détachées. Jane Birkin dit comment le Paris de Gainsbourg lui paraissait « un monde qui relevait de la fiction ». Elles parlent les unes des autres, les bobines tournent, la fresque prend de la profondeur - l'une des corrections de perspective étant ici la réévaluation de Paris, aux côtés de Londres et peut-être avant New York, comme plaque tournante des années 60. Quant au « Mick » qu'elles mentionnent toutes, personne n'ignore plus qu'il s'agit d'un chanteur milliardaire récemment anobli par la reine d'Angleterre...
D'une certaine façon, ces pionnières de la prospérité ne savaient pas comment traiter la pulsion de mort dans une société de paix civile : sexe, drogues et rock, cette génération aura connu délices et champs d'horreur. Le livre de Gaignault est ainsi un acte chamanique où des ombres sortent du feu, un texte orphique qui retourne dans l'enfer du temps pour en ramener des beautés perdues. Au milieu de cette galerie de nymphes, une photo manque et semble justifier toutes les autres. Fabrice Gaignault se souvient d'une mère « belle, blonde, fêtarde, accumulant les nuits blanches avec une merveilleuse opiniâtreté ». Sans doute en est-elle morte trop tôt. L'enfant d'une étoile filante dessine dans le sable le profil de maman. Sur le marbre du mémorial, le vent disperse une poussière d'ange