jeudi, décembre 30, 2004

4 soirs en 2003

Quatre soirs avec les Rolling Stones (1)
A Marseille, la forme et le panache
LE MONDE 07.07.03
Marseille, Stade-Vélodrome, samedi 5 juillet, premier des quatre concerts français de la tournée européenne du "Licks World Tour 2002-2003" des Rolling Stones. Le groupe britannique, 41 ans d'âge, a inventé le spectacle dans les grands espaces et reste probablement le seul à en rendre l'idée encore excitante.
Pour la partie stade du tour des léchouilles (licks) - dans certaines villes, dont Paris, les Stones jouent en plus dans des salles de jauge modeste à leur échelle -, le répertoire est constitué des titres de gloire. Satisfaction, Street Fighting Man, Jumpin'Jack Flash, Brown Sugar, It's Only Rock'n'Roll, Start Me Up... peu de tempo lent, du rock électrisant, nourri au blues, évident, poussé par l'envie de remettre l'ouvrage au défi de l'excellence.
A Marseille, les Rolling Stones ont largement tenu cet engagement avec eux-mêmes et leur public. Au rituel de la présentation à mi-parcours, acclamations pour le guitariste Ron Wood, dix degrés au-dessus avec hurlements pour le batteur Charlie Watts et extase pour le guitariste Keith Richards. Ultime coquetterie, le nom de Mick Jagger n'est pas annoncé. Les baudruches géantes et les dragons métalliques des tournées précédentes ont été remisés. Un écran géant en huit parties mobiles et indépendantes, des lumières choisies, un son impeccable concentrent l'attention sur la hargne des quatre musiciens à donner une leçon de jeunesse aux modes.
Dans un concert des Stones, il y a toujours une juste dose de ratage. Ce soir, ce sera, au démarrage, Brown Sugar en roue libre, You Can't Always Get What You Want qui ne prend pas. Sinon, c'est grande forme et panache. Durant Midnight Rambler, tout s'emballe. Cette chanson, les Stones sont allés la chercher dans la mémoire de leurs meilleures interprétations. Ron Wood et Keith Richards, duellistes, taillent dans le vif, sourires carnassiers de conquérants ; Charlie Watts donne des leçons de frappe à Vulcain ; Jagger en appelle, de la voix et de l'harmonica, aux démons du rock. Somptueux. Le 7 juillet, les Stones sont à Paris, à Bercy. Bien préparés.
Sylvain Siclier
Quatre soirs avec les Rolling Stones (2)
Le temps est avec eux
LE MONDE 08.07.03
Mick Jagger et Keith Richards, Dorian Gray et son portrait, côte à côte, sur scène. C'était au milieu du concert que les Rolling Stones ont donné, le 7 juillet au Palais omnisport de Paris-Bercy. Le guitariste a chanté Thru and Thru, une complainte sortie du fin fond de l'album Voodoo Lounge. Sur le grand écran, derrière la scène, le visage ravagé de Keith Richards se détaillait jusqu'à la moindre crevasse, alors que Mick Jagger n'avait cessé de faire étalage de son éternelle jeunesse. On entendait la voix croassante, le jeu de guitare de plus en plus elliptique, et c'était comme regarder un homme sous perfusion, qui ne survit que parce que la musique passe encore goutte à goutte dans ses veines. Ce fut le seul moment de beauté inattendue de la soirée.
Le reste était attendu, et avec quelle impatience. Les Rolling Stones visibles à l'oil nu sans jumelles, en petit comité. Nous étions juste douze mille sans compter les quatre Stones et leurs neuf comparses (un bassiste, quatre cuivres, trois choristes et un clavier) sur une scène dépourvue d'artifices. Il allait de soit, puisque le groupe désertait les stades pour revenir aux palais des sports, que l'on était venu pour un remake des grandes tournées de 1969 ou 1972, qui passèrent par le Madison Square Garden de New York ou le Rainbow de Londres. Et il en a été à peu près ainsi.
Outre un choix de succès enregistrés pour la plupart il y a plus de trente ans, les Rolling Stones jouèrent presque la moitié de l'album Let It Bleed dont une bien belle version de Love In Vain, le blues déchirant que composa Robert Johnson il y trois quarts de siècle. Tout ça pour dire que - pacte avec le diable ou pas - quelque chose dans les gênes du blues et de son bâtard le rock'n'roll fait la nique au temps. Un chromosome à trois accords qui permet à un batteur aux cheveux blancs et à la frappe infaillible, à deux guitaristes souvent approximatifs et à un adolescent de 59 ans de faire croire encore que, pour un pauvre garçon, il n'y a rien d'autre à faire que de jouer dans un groupe de rock'n'roll.
Thomas Sotinel
Quatre soirs avec les Rolling Stones (3)
Des coups de langue au Stade de France
LE MONDE 10.07.03
Les stones, au Stade de France le 9 juillet, ratent leur entrée. Brown Sugar est livré en bouillie, pilonné en quatuor. Mais ils honorent leur sortie avec un énorme Satisfaction et un épais Jumping Jack Flash.
Ils ont des guitares et du style : ces pantalons fins finissant sur des ventres plats comme des carrelets maigres, ces torses nus, ces chemises flottantes au vent, attendant l'intempérie ou le soleil.
Que seraient les Stones sans Mick Jagger, icône pop ? Les intermittents ont lu une déclaration tandis que sur l'autoroute A1, qui mène au Grand Stade, glissaient encore de longues limousines crème, sans doute destinées aux tribunes officielles louées par un fabricant de cosmétiques.
Mick est in, idole indétrônée des fashion victims. En vert, en redingote, en T-shirt, en bleu, en velours, le chanteur coquet porte une part féminine, ultra-minoritaire dans ce Licks World Tour - tous des garçons, hormis une habituée de la maison Stones, la chanteuse Lisa Fisher.
Gracile, Mick Jagger, 59 ans, murmure Angie, se déplace à grandes enjambées, avec une habileté calquée sur ces licks, les coups de langue, dont le mécanisme jouissif est rappelé en dessin animé sur grand écran. Il marche au ras de la foule jusqu'au milieu de pelouse comme d'aucuns sur la mer Morte, il court, véloce et heureux. Avant de se courber en révérence, il chante, sans l'ombre d'une dépression, Little Red Rooster, un pur blues dont les Stones naissants se sont magiquement emparés en 1964 et que son auteur, Willie Dixon, n'aurait jamais imaginé ainsi électrisé au format des stades.
Véronique Mortaigne

Quatre soirs avec les Rolling Stones
4 – Apothéose soul à l'Olympia
LE MONDE 12.07.03 13h47

D'abord , savourer la rareté de l'instant en contemplant leur nom en lettres de néon sur la façade du temple de Bruno Coquatrix. Il est seulement midi, mais il faut déjà venir à l'Olympia se faire sceller au poignet un bracelet jaune, subterfuge contre le marché noir. Les Stones terminent leur semaine parisienne dans cette salle hantée, dira Mick Jagger, par "les fantômes de Jacques Brel, de Charles Trenet et d'Edith Piaf". Celui de Brian Jones aussi, puisque le groupe britannique joua ici en 1965 et en 1966.
Seulement 2 500 places pour l'autoproclamé "plus grand groupe de rock'n'roll au monde". Le beau linge est au balcon et les fans, qui ont fait exploser il y a quelques mois le standard de réservation, s'approchent au plus près de la scène. Leurs majestés sataniques ont, semble-t-il, pleinement renoué avec leur légende puisqu'elles apparaissent avec une bonne heure de retard en dégoupillant un tube, Start Me Up.
En fait, à quelques exceptions près, les "vieilles pierres" ne vont exhumer que des titres obscurs. La roue de leur histoire s'arrête ce soir sur les décennies 1970 et 1980 et sur les albums Black & Blue, Some Girls et Tattoo You – ceux qu'on ne réécoute jamais –, lorsqu'ils s'essayèrent au disco et au funk.
Avec un répertoire de seconde catégorie, les néo-sexagénaires vont donner un concert soufflant. Ils choisissent enfin un parti pris au détriment du patchwork nostalgique. Ces années grises sont égayées par une couleur soul dominante, avec reprises piochées chez Solomon Burke (Everybody Needs Somebody To Love) ou Otis Redding (That's How Strong My Love Is).
Privé de jogging par l'étroitesse de la scène, Mick Jagger en profite pour chanter splendidement (falsetto inclus) et s'adonner à son numéro de nègre blanc. Keith Richards trouve l'accord juste en s'adossant à la section de cuivres emmenée par le fidèle saxophoniste Bobby Keys. Charlie Watts, qui a toujours préféré les musiques noires au rock'n'roll, irradie. Rappel classique avec un Jumping Jack Flash visqueux, vicieux, inoubliable.
Bruno Lesprit